Soufisme & Psychiatrie
La Psychiatrie est actuellement pointée du doigt comme la médecine du fou ou de l'aliéné. C'est l'image que l'on a aujourd'hui de cette discipline. Contrairement à la psychologie ou la psychanalyse, cette médecine se veut plus directive et propose une nosographie des maladies mentales de l'adulte bien plus détaillée et accessible à tous.
La classification internationale des troubles est réalisée par le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), une nosographie qui a été revu et corrigé au fil des années...
Bien évidemment, cette liste des maladies mentales est loin d'être parfaite...et présente beaucoup de lacunes selon les psychiatres.
Maintenant, il serait intéressant de placer la psychiatrie dans une perspective soufie.
En effet, dans le soufisme existe le concept de hal (état spirituel)...Beaucoup d'aspirants en vivent à des degrés plus ou moins puissants...
Comment concevoir les états spirituels ?
Comment décerner les états provenant de Dieu ? Et ceux provenant d'un déséquilibre mental ?
D'un côté nous avons des psychiatres qui rejettent toute forme de mysticisme, et d’un autre, des aspirants soufis qui voient la psychiatrie comme le diable en personne.
Ne serait-il pas intéressant de pouvoir faire une passerelle entre cette médecine et le soufisme ?
L'aspirant est censé décerner le vrai du faux. Et cette branche de la médecine peut contribuer à deux choses :
- distinguer les troubles mentaux (exemple de psychose comme la schizophrénie) des états spirituels ;
- être un outil dans le processus de compréhension de notre nafs et de son nettoyage.
En effet, la psyché humaine est extrêmement complexe, notre nafs est bien plus qu'un Moi qui a des désirs et des faiblesses. Nous avons tendance à banaliser le nafs en le présentant comme un obstacle barrant la route au chemin qui mène au Seigneur. Les ouvrages soufis se contentent de parler de ses ruses, et des moyens de parvenir à sa pacification à travers des techniques de dhikr, d'adoration, et de jeûne.
Mais le nafs est un appareil bien plus élaboré, et nous avons la chance aujourd'hui d'avoir accès à la médecine psychiatrique pour mieux le comprendre et le cerner. Pourquoi ne pas s’en servir ?
Le rôle du cheikh soufi aujourd'hui est de déceler avant tout si l'aspirant présente oui ou non des troubles mentaux. Si c'est oui, un soin approprié doit être proposé au mouride avant de l'embarquer dans la voie spirituelle.
La voie est redoutable, si durant le chemin il s'avère que l'aspirant présente des maladies mentales plus ou moins sévères, le cocktail "ouvertures spirituelles et déséquilibre mental" risquerait d'être dangereux.
Donc il faudrait s'assurer que le mouride est sain d'esprit.
Laissez-moi vous donner un petit exemple. La psychiatrie parle du syndrome de délire de filiation.
Dans ce délire, le sujet se voit appartenir à une famille/lignée importante voire quasi royale.
Bon nombre de gens de la voie, suite à un rêve lié au Prophète de l'Islam se prennent automatiquement descendants de lui. Cela est un exemple de cocktail "ouverture spirituelle et déséquilibre mental".
Nous voyons à quel point il est important que le cheikh sélectionne soigneusement ses disciples.
La psychiatrie peut dans ce sens, avec les moyens modernes, contribuer à avancer plus sainement sur cette voie.
Il existe des personnalités pathologiques qui doivent à tout prix suivre un traitement avant de débuter une quelconque voie soufie.
Nous pouvons en distinguer plusieurs :
- la personnalité hystérique : ça survient plus souvent chez la femme. Les traits de caractère les plus marquants étant l'hyper réactivité émotionnelle, la mythomanie, la dépendance affective et les troubles sexuels.
Ce qui revient le plus souvent dans cette personnalité est l'histrionisme. Un comportement théâtral, hyper expressif et dramatique. Il correspond pour elle à une recherche permanente de l'attention d'autrui dans une tentative de jouer le rôle que l'autre attend d'elle;
- la personnalité obsessionnelle : ça survient plus souvent chez l'homme. Les traits qui permettent de le caractériser sont : le besoin d'ordre dans le domaine matériel que moral (par exemple un respect strict des règles de conduite (adab/edep) dictées par sa confrérie soufie frôlant l'imbécilité). Ces gens sont peu influençables, volontiers obstinés, changeant difficilement de position;
- la personnalité schizoïde : ici le sujet est toujours en retrait, sa vie imaginaire est extrêmement riche. C'est un mouride solitaire, replié sur lui-même, désintéressé des relations avec les autres. Par contre il a une vive production imaginative, faite de pensée abstraite, souvent hermétique, de croyances mystiques ou métaphysiques bizarres;
- la personnalité paranoïaque : quatre types de traits de caractère dont l'hypertrophie du Moi, la fausseté du jugement, la psychorigidité, et la méfiance à l'égard d'autrui (il pointe constamment le défaut des autres sans songer aux siens).
Il rejette toujours la critique d'autrui sur lui-même...et son raisonnement par contre est extrêmement rationnel;
- la personnalité antisociale : pour lui toute la société actuelle étant l'oeuvre de l'antéchrist, il est en désaccord avec les normes sociales jusqu'à justifier un mépris.
Maintenant le plus dur est de faire comprendre à un malade qu'il est malade. Pour lui tout le système psychiatrique et les produits pharmacologiques sont à éviter.
Ainsi, beaucoup d'aspirants vivent des troubles psychiques.
Dans ces troubles nous pouvons distinguer :
- les névroses;
- les troubles anxieux;
- les troubles phobiques;
- l'hystérie;
- le syndrome dépressif;
- les troubles bipolaires;
- les schizophrénies (la schizophrénie est plutôt rarement rencontrée).
Cependant, le trouble mental qui revient assez souvent est "les délires".
Nous allons tenter de présenter ses mécanismes.
Le délire est une altération du sens de la réalité et la préférence accordée à la réalité intérieure.
Cette perception erronée de la réalité du mouride n'est pas critiquée par ce dernier qui n'en reconnait pas le caractère pathologique. Le délire est responsable de troubles plus ou moins importants du comportement car cet état ne peut s'accompagner que d'une inadaptation aux réalités et donc à la vie en société.
Les thèmes de délire que nous rencontrons chez certains aspirants à la voie du soufisme sont :
- de persécution où le mouride a la conviction de faire l'objet d'un préjudice. Il pense qu'il est surveillé, suivi, écouté par une ou plusieurs personnes. Souvent, il croit au complot d'un nouvel ordre mondial (penser que toute la société dans laquelle il évolue est l'oeuvre de l'antéchrist). Cela s'accompagne d'une idée de revendication (revendication d'appartenir à sa confrérie soufie qui lutte contre la société satanique) et de réparation (attente du mahdi (messie musulman) qui viendra briser le nouvel ordre établi par l'antéchrist);
- de grandeur : idée de puissance spirituelle (atteinte d'un haut degré spirituel, pouvoirs spirituels, rôle imaginaire de représentant spirituel donné par son cheikh). De supériorité (jugement des autres aspirants qui ne respectent pas les préceptes de la voie soufie), de filiation mégalomaniaque (conviction d'être descendant du Prophète Muhammad);
- métaphysiques : thèmes pseudo-spirituels, pseudos-politiques (lutte contre la société actuelle avec l'espoir de préparer la venue du mahdi);
- passionnels : de jalousie, érotomaniaques (conviction d'être aimé le plus par le cheikh);
- hypocondriaques : conviction d'être possédé par un djinn;
- mélancoliques : accusations délirantes à l'égard d'autres aspirants.
Bien évidemment, un cheikh accompli est au courant des troubles du mouride.
Est-ce que le cheikh est capable par la permission divine de libérer le mouride de ses troubles ? Ou est-ce que son rôle consiste seulement à s'occuper de ceux qui ne présentent aucun grand trouble mental caractéristique ?
La voie soufie est-elle un moyen pour ces gens présentant des troubles de se sentir confortés dans leur situation ? Peut-elle renforcer leurs troubles ? Ou bien à travers des pratiques et l'influx spirituel du cheikh, peut-elle stabiliser ces troubles et les préserver d'une quelconque aggravation ou chronicisation ?
Ne faut-il pas allier les moyens thérapeutiques modernes biologiques (neuroleptiques conventionnels...thymorégulateurs) et psychothérapeutiques (psychothérapie individuelle, institutionnelle) aux pratiques spirituelles soufies ?
Et Dieu sait mieux…